Prévost Manon Lescaut (Dictionnaire Bordas)

Manon Lescaut

 

MANON LESCAUT [Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut]. Roman d’Antoine-François Prévost d’Exiles, dit l’abbé Prévost (1697-1763), publié «aux dépens de la Compagnie» (des Libraires d’Amsterdam), en guise de septième et dernier tome des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité (1728-1731), à Amsterdam en 1731; réédition à Paris chez Didot en 1753 où Prévost a soigneusement revu, corrigé et augmenté son déjà célèbre récit, avant de reprendre, moins scrupuleusement, en 1756, le reste des Mémoires et Aventures.

Arrivé d’Angleterre en Hollande à la fin de 1730, après s’être enfui en novembre 1728 de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et avoir défroqué, Prévost interrompt en janvier-février 1731 la rédaction de Cleveland pour écrire comme en se jouant l’un des plus illustres romans français, et peut-être le plus réédité. Mais le récit est déjà achevé lorsqu’il rencontre à La Haye, en avril ou mai 1731, Lenki Eckhart, qui va l’entraîner ou l’accompagner dans une spirale de dépenses et de dettes. Si l’on veut donc trouver un substrat biographique, on se tournera plutôt vers l’Angleterre où, précepteur du fils de sir John Eyles, sous-gouverneur de la South Sea Company, Prévost noua une liaison avec la fille de ce dernier (1729), avant que son père ne la marie en 1731: assez maigre ressource, comme on voit. Mieux vaut revenir au texte. Si l’on ne risque rien à lester Manon Lescaut de multiples souvenirs personnels, on n’y gagne pas grand-chose. Sauf à conclure que, comme pour la Nouvelle Héloïse, l’œuvre prend la vie du créateur au piège de ses fantasmes: vérité aussi vraie que banale.

 

Synopsis

L’Histoire […] s’ouvre sur un «Avis de l’auteur des Mémoires […] d’un homme de qualité» (c’est-à-dire le marquis de Renoncour), qui explique à la fois pourquoi elle est séparée de ceux-ci («Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire») et homogène à ce qui précède («exemple terrible de la force des passions […], un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes […], qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter […] contradiction de nos idées et de notre conduite»).

Première partie. Le marquis reprend la parole pour situer dans les Mémoires sa première rencontre avec Des Grieux («Environ six mois avant mon départ pour l’Espagne», soit début 1715, entre les livres 5 et 6): c’est la fameuse vision, à Pacy-sur-Eure, de Manon déportée et enchaînée, le premier récit de Des Grieux. Il retrouve ce dernier «près de deux ans» plus tard, à Calais, et le presse de raconter, tout d’une traite, l’histoire de son aventure, étendue sur cinq années.

À dix-sept ans, le chevalier Des Grieux, destiné à l’ordre de Malte, s’enflamme à Amiens (28 juillet 1712) pour Manon Lescaut, seize ans, que l’on conduit au couvent. Ils s’enfuient à Paris, «rue V…» [Vivienne]. Au bout d’un mois, alors qu’il la soupçonne d’une liaison avec M. de B…, «célèbre fermier général», elle le fait reprendre (29 août) par sa famille. Comme il menace de se venger, son père l’enferme «six mois entiers»; il reprend goût aux études et entre avec son ami Tiberge au séminaire de Saint-Sulpice (septembre 1713?): le chevalier devient le brillant abbé Des Grieux. «Près d’un an» plus tard (juillet 1714?), deux ans selon Manon, son renom attire au séminaire une Manon très amoureuse (grande scène du parloir): elle lui sacrifie M. de B… et ses meubles, mais refuse de quitter Paris et emporte, «comme de justice, les bijoux et près de soixante mille francs [qu’elle a] tirés de lui depuis deux ans». Ils s’installent à Chaillot, en espérant tenir dix ans avec ce magot. Mais ils mènent grand train, et on leur vole l’argent de M. de B… M. Lescaut, frère de Manon, propose à Des Grieux de vendre Manon, ou de se vendre lui-même à «quelque dame vieille et libérale»: Des Grieux préfère emprunter au pauvre Tiberge, et entre, grâce à Lescaut, dans la «Ligue de l’industrie», une bande de tricheurs au jeu. Il y excelle, mais se fait voler par ses valets. Manon se promet, pour cinq mille francs, au vieux M. de G… M…, et s’esquive avec l’argent sans lui avoir rien accordé: M. de G… M… les fait emprisonner, lui à Saint-Lazare, elle au sinistre Hôpital général. Des Grieux s’échappe après «trois mois» avec l’aide de Lescaut, en tuant le portier, et délivre Manon.

Seconde partie. Le fils du vieux M. de G… M… tombe amoureux de Manon et l’entretient richement. Manon et Des Grieux, en voulant l’escroquer de dix mille francs et s’amuser à ses dépens, se mettent dans les griffes du père, qui les fait cette fois enfermer au Châtelet. Le père de Des Grieux et M. de G… M… le font sortir de prison, tandis que Manon est déportée en Amérique. Ayant rompu avec son père, et tenté en vain d’attaquer le convoi pénitentiaire, Des Grieux prend une «résolution véritablement désespérée»: accompagner Manon en Amérique. Il est alors enfin «maître du cœur» d’une Manon bouleversée et «changée», qui entre avec lui dans une «perpétuelle émulation de services et d’amour». Il s’apprête à l’épouser, après neuf ou dix mois de séjour idyllique en Amérique, mais le neveu du gouverneur de La Nouvelle-Orléans, qui la supposait mariée, la réclame pour lui: Des Grieux, croyant l’avoir tué en duel, fuit avec Manon vers les colonies anglaises. Elle meurt d’épuisement dans un désert de sable. Gracié, retrouvé par Tiberge, Des Grieux revient en France neuf mois après la mort de Manon, vingt-deux mois après la rencontre de «l’homme de qualité» (en juin 1716 d’après la chronologie des Mémoires, quelques mois plus tard d’après celle de Manon Lescaut. Quant à la vérité historique, elle interdit de placer la déportation avant 1720).

 

Critique

À défaut de la biographie, peut-on expliquer l’exceptionnelle réussite de Manon Lescaut par la tradition littéraire? F. Deloffre et R. Picard ont souligné l’influence des Illustres Françaises de R. Challe (1713) et du genre littéraire de «l’histoire»: orchestration de résonances par un encadrement (les Mémoires […] d’un homme de qualité); importance de la voix narrative et du récit oral; personnages de condition moyenne; présence d’un passé proche et d’une chronologie interne détaillée; cadre français et même parisien précis; recherche raffinée de l’effet de réel; prédilection pour les amours contrariées, butant sur l’inégalité des conditions et l’hostilité parentale dans un climat de fatalité tragique… Reste que Prévost n’a jamais reproduit ou retrouvé la formule de son petit roman, écrit à la diable, entre d’autres travaux plus ambitieux, par un prêtre défroqué en exil douteux: Cleveland et le Doyen de Killerine exploitent, eux, la veine baroque et labyrinthique des Mémoires.

Le roman frappe d’abord par son enracinement réaliste, et même picaresque. Si l’amour fou de Des Grieux pour sa délicieuse «catin» (Montesquieu) est devenu mythe au ciel de l’Occident, il ne cesse de se débattre avec les trivialités de la vie et survie quotidiennes: logements, linge, transport, revenus et dépenses. Tout s’achète et tout se vend dans un monde moins voué au mal qu’à l’argent: Manon n’a que son corps à vendre, et Des Grieux pourrait vivre du sien. La quête du fils de famille sur le pavé des villes est d’abord celle de l’argent. D’où le profond comique des entrevues avec Tiberge le moraliste: l’un pense en francs, quand l’autre parle valeur et rachat! Le héros-narrateur expose sa qualité (indissolublement sociale et morale) aux épreuves de la dégradation: chevalier, abbé, amant, côté face, il se retrouve, côté pile, greluchon, tricheur, escroc, assassin, prisonnier, puis déporté au bout du monde dans un convoi de filles de joie et de sbires cupides.

Mais si le récit sait jouer de la tonalité comique, il ne verse à aucun moment dans la complaisance ironico-cynique du roman picaresque francisé (voir Gil Blas). Tout au contraire, il fond la trivialité, sans nullement la dissoudre, dans l’élégie pathétique d’un chant d’amour et une désespérance tragique explicitement métaphysique. Ce n’est pas par hasard, ou par narcissisme, que Des Grieux se destine à l’état ecclésiastique: sa vocation modèle l’horizon normatif du roman, et transforme ses aventures, — comme dans les Mémoires, Cleveland ou le Doyen de Killerine —, en paraboles de la destinée humaine sous un Ciel menaçant. La première version du roman, en 1731, accentuait la tonalité religieuse du dénouement: le Ciel éclairait le chevalier «des lumières de sa grâce», et lui inspirait le «dessein de retourner à lui par les voies de la pénitence». Mais la discrète laïcisation de 1753 ne change rien à l’essentiel: comme tous les romans de Prévost, Manon interroge l’énigme du cœur humain, abîme tortueux capable du meilleur et du pire, l’énigme de la passion, source de délices et ravage de la volonté, l’énigme de la Providence, qui se joue des désirs, des intentions, des repentirs, qui semble peser les actes et les âmes dans les balances d’un autre monde. Cœurs opaques, âmes fuyantes, Providence impénétrable, héros accablés par un désastre obscur, coquins comblés: le jeune Des Grieux contemple le même monde en ruine que le marquis de Renoncour à qui il se confesse complaisamment, ou que Cleveland, ses frères en malheur assoiffés d’ordre.

Un double mystère, savamment tissé, requiert le lecteur. Celui de Manon d’abord, peut-être moins impénétrable au lecteur (moderne?) qu’au narrateur, pris dans la dialectique d’un amour fou et d’une haine sourde. Celui du héros, narrateur obstiné d’une fable de la chute et de la rédemption, pris dans tous les pièges de la bonne conscience, inhérents à toute entreprise de confession, c’est-à-dire de récit à la première personne, c’est-à-dire de roman à la Prévost.

J. GOLDZINK

 

Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty. « Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française. » © Bordas, Paris 1994

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