« J’entrerai prochainement dans les douanes anglo-égyptiennes », écrit Rimbaud aux siens en 1878. On l’imagine mal en surveillant d’octroi, lui qui, peu d’années auparavant, avait raillé les douaniers dans un poème éponyme, avait été arrêté sans ticket dans les trains ou avait franchi clandestinement la frontière franco-belge pour acheter du tabac de contrebande. Mais rien de lui ne peut surprendre : « Le génie réside dans l’instinct », disait Nietzsche, et l’instinct de survie du génial poète l’oblige à envisager n’importe quel emploi après une rude équipée italienne et une courte étape à Alexandrie*. Il est finalement engagé le 16 décembre 1878 comme contremaître à Chypre, prise par les Anglais cinq mois plus tôt. Depuis qu’ils ont hissé le drapeau britannique au-dessus de Nicosie en août 1878, le sultan de Turquie leur a accordé le droit d’occuper et d’administrer l’île. Voilà Rimbaud responsable d’un chantier, « surveillant d’une carrière au désert » où il dirige des équipes d’ouvriers. « Je pointe les journées, dispose du matériel, je fais les rapports à la compagnie et je fais la paie. » Cinq mois passent. Il est atteint de typhoïde. Il rentre à Roche* au début de l’été 1879, où il soigne ses fièvres, et revient à Chypre au printemps suivant, où il est de nouveau engagé comme chef d’équipe, cette fois pour un chantier perché sur les montagnes sauvages du Troodos. Il participe ainsi à la construction de la résidence d’été du premier haut-commissaire de la colonie britannique de l’île, Garnet Joseph Wolseley. Mi-juin, subitement, Rimbaud abandonne les travaux et quitte Chypre sans en confier les raisons à l’histoire. Si l’on en croit l’agent commercial italien Ottorino Rosa, qui l’a fréquenté à Harar*, il aurait, au mont Troodos, causé la mort d’un ouvrier du chantier en lui jetant une pierre qui aurait atteint l’homme à la tempe. Rimbaud s’en va vers la Corne de l’Afrique et ne reviendra plus en France avant l’ultime voyage de 1891.