La Mise au monde
pour Guillaume
Jean Paulhan eut raison de remarquer que « le commentaire à Rimbaud est devenu de nos jours un genre littéraire, comme la satire ou l’essai » – ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, qu’il est inutile, mais signifie que quiconque y souscrit dispose à sa manière d’une convention. Introduire cette oeuvre suppose d’abord que l’on devienne pour un temps l’accompagnateur d’une destinée. Rimbaud est de ceux qui forcent à emboîter le pas. Bon gré mal gré il nous engage dans un parcours qui tire en avant et dont chaque étape, si surprenante soit-elle, semble juste. Impossible de nous dérober à sa vie, se construisant ici à la mesure d’une oeuvre, se rêvant, puis se délitant, mais toujours brûlée d’une lumière dont nous sommes encore les incrédules spectateurs. On ne saurait comprendre quel événement se produisit lorsque Rimbaud se forgea (surmontant peu à peu la commune mesure) si l’on se contente de son « effet littéraire ». Bien entendu, nous raisonnons à partir des textes qu’il nous donna; nous en ressentons la teneur. Tout lecteur, cependant, est vite touché au vif de sa vie, comme frappé par une exigence, et les textes se maintiennent dans une zone où leur construction importe moins que l’éclairage qu’ils diffusent et qui témoignent de la force prodige et prodigue d’une traversée.
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Il fallut bien que tout commençât. Il s’agissait de la naissance. De la famille. Rimbaud, sa vie durant, tentera d’y échapper. Pour cela, il ira presque au bout du monde, là, du moins, où l’Enfer est le plus proche, en Abyssinie. En lui, en effet, lutteront le proche et le lointain. Rimbaud naît, enfermé de toute part, du plus intime au plus vaste. Dans les quatre murs d’une chambre, dans les Ardennes et dans l’Europe.
Son tout premier texte projette dans un curieux autrefois: l’an de grâce 1503, l’ambiance qui l’entourait. On y voit le père officier, la mère aimante. Rimbaud constitue au fil de la plume un couple uni dont il est l’un des fils. Mais son premier poème connu, Les Etrennes des orphelins, prend des accents dramatiques. L’enfant songe ici déjà à un passé de bonheur et de chaleur que remettent en cause l’éloignement (réel) du père et la mort (imaginaire) de Rimbaud. Ces remarques ne cherchent pas à induire une psychanalyse de Rimbaud. Elles se bornent à définir l’espace du manque où précisément il inscrivit sa poésie. Elles pensent que si ces « déserts de l’amour » n’avaient pas existé, pas davantage ne se fût formée l’oeuvre que nous connaissons. Neuve, moderne, elle prend son essor dans un univers confiné, couvert de tristesse. Le départ du père est aussi douloureusement ressenti par Rimbaud que par sa mère, et quelque chose en cet effacement sur la route inaugure une perte irrémédiable. L’absence assurément (elle fut radicale, au point que le capitaine Rimbaud ne donna jamais plus signe de vie) sera surmontée, assimilée, et considérer Rimbaud depuis cette réalité dont on ignore si elle fut traumatique risquerait de proposer comme source de sa poésie une cause uniquement anecdotique; mais il y a qu’il prit soin de nous parler de cet événement, non sans le transposer, et qu’à sa lumière il repensa fort tôt son existence. Il cherchait ainsi à se remettre au monde, comme s’il pressentait le ratage (sexuel, affectif) dont il résultait. On exagérerait en prétendant que le capitaine Rimbaud fut le responsable du génie de son fils cadet. Mais la vie de cet enfant sans père débuta dans un malheur domestique et les premiers essors de son écriture semblent y avoir répondu par une sorte de pratique conjuratoire.
Quant à savoir pourquoi ce fut la littérature qui l’emporta, pourquoi la poésie devint la voie choisie, nul ne saurait le dire. Tout au plus faut-il constater que l’espace du manque favorisait l’expansion de l’art, mais que la nécessité du poème ne se fit sentir, doit-on penser, qu’à la faveur d’exercices scolaires pareillement imposés à tous les collégiens de Charleville. Cette école du Second Empire, ultra-classique et rhétoricienne, eut du moins le mérite de former à son insu deux poètes hors pair : Lautréamont et Rimbaud, le premier mettant la rage de l’expression en miroir, le second découvrant, à coup sûr, une nouvelle beauté, la plus fertile dynamique de l’imaginaire – non sans rêver lui aussi à une méthode logique. Au fil de trimestres besogneux, dans une ambiance potachique qui, guère plus tard, nourrirait la pensée pataphysique d’un Alfred Jarry et l’humour d’un Tristan Corbière, Rimbaud travaille, non pas encore pour se rendre voyant, mais tout bonnement pour satisfaire ses maîtres et sa mère. Être le premier! Le bonheur lui est chichement mesuré. Madame se tient « droite »; elle croit en Dieu jusqu’à la dévotion, applique la plus étroite morale. Le chagrin l’appesantit. Rimbaud a bien un frère, Frédéric, mais il ne l’aime pas. Il s’entend mieux avec ses deux jeunes soeurs, Isabelle et Vitalie. De distractions, guère. Sinon quelques promenades avec l’ami Ernest Delahaye et des lectures sévèrement contrôlées par celle qu’il appellera plus tard la « mother ». Il ne pourra donc frayer chemin à son désir (un désir fou qui est aussi une formidable demande d’amour) qu’à travers les textes sur lesquels les collégiens passent leurs heures d’étude, sans bien même savoir ce qu’ils lisent. Les auteurs d’épopée : Homère, Virgile. La Chanson de Roland. Les Racine et Boileau. Les Voltaire et Rousseau. Les Romantiques : Lamartine, Musset, et le Victor Hugo d’avant l’exil, bien sûr. A la faveur des rédactions ou dissertations dont le professeur de français impose les sujets, Rimbaud découvre une curieuse liberté. Mieux ! Il se passionne pour ces incroyables thèmes latins en hexamètres dactyliques qui nous semblent aujourd’hui de purs instruments de torture intellectuelle. Il y excelle; il pénètre là dans les secrets du langage, perçoit les mots comme une matière vivante. Les syllabes longues ou brèves laissent entendre un chant sous le sens. Le talent de Rimbaud se fait ainsi jour dans une autre langue, au passé, dans l’archaïque. Et l’univers qui se forme alors comporte des beautés qui ne tiennent plus à la signification, mais à la substance des lettres elles-mêmes.
Très tôt, l’enfant rêve d’être publié, c’est-à-dire ni plus ni moins de se mettre au monde, de devenir père aussi bien que fils de ses oeuvres. Il envoie une poésie latine au jeune Prince impérial qui venait de faire sa première communion. Les Etrennes des orphelins est imprimé dans la Revue pour tous en janvier 1870 (Rimbaud a quinze ans). La même année, en mai, paraît, dans La Charge, Trois baisers. Si, pour lui, la gloire n’a pas la valeur presque métaphysique qu’elle revêtira aux yeux de Mallarmé, il ambitionne cependant de l’atteindre. Croit-il, en ces premières années, à quelque idée sublime de la poésie? Nous serions bien en peine de le dire. Nous le voyons surtout multiplier les démarches pour être lu. C’est ainsi qu’il entre vite en relation épistolaire avec Théodore de Banville, qui dirigeait avec quelques amis la publication anthologique du Parnasse contemporain. Rimbaud ne demande rien d’autre que de figurer dans le deuxième volume alors en gestation. Il ne sait pas très bien où il va. Simplement il veut aller, encouragé en cela par son nouveau professeur, le jeune Georges Izambard, qui, fort attentif à ses premiers essais, lui prête des livres récemment parus (livres que Rimbaud n’est pas assez argenté pour se procurer). Pour l’instant, il croit en son génie. Terme bien surfacé ! il saura cependant lui conférer une valeur spécifique. Il s’agit évidemment du talent individuel, mais ressenti comme une présence, le « démon » de Socrate, une sorte de voix. Rimbaud suit la mode du temps – comme on fait ses classes. Il se veut Parnassien. Il ne lui vient pas encore à l’esprit de contester cette école en vogue, issue de « l’art pour l’art » prôné par Théophile Gauthier. Il en sera le tenant, disons plutôt le transformateur, jusqu’en des textes tardifs. Il en procède profondément – comme en procédera Mallarmé. Le manque (le père absent, l’objet perdu) engendre par compensation une image idéale. Rimbaud découvre la Beauté, celle que les poètes du Parnasse, impersonnels et hautains, idolâtrent dans leurs textes comme les peintres « pompiers » multiplient sur leurs toiles les académies mythologiques. Le premier Rimbaud est épris de cette beauté traditionnelle qu’il parvient à son tour à recomposer comme si, nouveau Pygmalion, il façonnait un corps. Et il entonne contre le Credo religieux gueulé le dimanche par les chantres son Credo in unam qu’il envoie à Banville. Il n’y en a qu’une seule en laquelle croire: la femme, la Vénus déjà célébrée dans le De natura rerum de Lucrèce, la déesse-nature, et non le « Deus sive natura » de Spinoza. Par-delà ses choix sexuels et ses blasphèmes, Rimbaud demeurera fidèle à cette image et très tôt il évoquera ce corps qui n’est pas le sien; il fabriquera un « nouveau corps amoureux » d’une sensualité et d’une splendeur étonnantes. L’Aube d’été veille initialement sur ses textes, succédant au si dramatique éveil des orphelins. Pour secouer l’ennui de Charleville, cité « supérieurement idiote », il suscite avec passion cette beauté païenne dont le rayonnement, si littéraire soit-il (Lucrèce avait écrit, Sully Prudhomme traduit; Rimbaud recopie et corrige), provient néanmoins de ce « ciel antérieur » dont avait parlé Mallarmé.
Ingénieusement il invente avec le peu qui lui est donné. Les dissertations scolaires: Charles d’Orléans écrit à Louis XI pour obtenir la libération de François Villon; une étude sur Tartuffe; Les Latins et les Grecs, ces « chers anciens ». Il avance dans ce monde de livres placé à côté du réel, mais il sait aussi percevoir par lui-même, et que tout ne se réduit pas à l’intelligence. En deux quatrains, ceux de Sensation, il s’éprouve et se trouve; sa première personne d’écrivain prend forme au rythme d’une randonnée qui, lui découvrant progressivement l’univers, le mène jusqu »à son être propre (qu’il ignorait). Car la poésie de Rimbaud, qui élèvera tant de corps (merveilleux ou risibles), édifie d’abord le sien, ouïe, regard, saveurs et odeurs.
Mais ce n’était pas seulement un amateur du sensible. Bientôt un désir de saccage l’accapare tout autant. La construction du beau qui est essentielle à tout art, Rimbaud (avec Baudelaire) nous aura enseigné qu’elle devait être détruite ou démantelée, qu’il y allait de sa ruine pour surgît une beauté supérieure qui ne compenserait pas la perte de la première, mais s’érigerait, forte d’une expérience négative. Le sang de Rimbaud, que trouble l’élan sexuel, anime un style qui n’est pas seulement écriture pour, mais écriture contre. La révolte, elle le porte, comme l’emmène la marche. Elle n’était qu’ironie dans le texte des dix ans où, se moquant de la loi du travail, il affirmait par bravade qu’il serait « rentier ». Or voici qu’elle se fonde dans les invectives du Forgeron. Rimbaud sent trembler les assises du Second Empire, comme vacillait la royauté aux approches de la Révolution française. Il existe, en effet, dans sa vie certaines coïncidences, des opportunités remarquables. Son côté sombre, enragé, va peu à peu apparaître, encouragé par les événements historiques. La déclaration de la guerre durant l’été 1870, les premiers combats, les victimes ne lui permettent plus d’être un simple « pêcheur d’astres ». Une urgence l’appelle, celle qui le saisira encore à l’époque de la Saison. L’édifice moral s’effondre et avec lui disparaît tout simplement « le mur ». Rimbaud franchit son adolescence quand l’Histoire aussi passe certaines limites; et brusquement le monde devient plus grand, plus menaçant aussi. Les nouvelles que répandent les journaux lui apprennent plus irrémédiablement Le mal, un tas de morts inutiles dont se détourne Dieu indifférent. Il écoute, lit, dénonce à son tour; il en profite pour composer plusieurs cartes postales en vers sur l’absurdité de la guerre, Le Dormeur du Val, par exemple, rouge de son sans dans la prairie.
La capitulation de Sedan, l’empereur captif en Prusse, la France envahie par l’ennemi, la République proclamée, les hésitations du nouveau pouvoir, autant de circonstances qui valent à tous les écoliers de France une période de grandes vacances. Rimbaud sait en profiter. Il ressent l’Ouvert, le vent d’une aventure qui se confond avec la poésie. Plusieurs fois, il fugue; d’abord à Paris pour voir les républicains. Il est vite emprisonné à Mazas et, libéré, revient à Douai d’abord, où l’accueillent les tantes d’Izambard, son professeur. Incorrigible, il partira de nouveau quelques semaines plus tard, après avoir réintégré entretemps Charleville. De courte durée sera cette deuxième fugue. Assez pour gagner la Belgique par Charleroi, puis rejoindre la maison de Douai, naguère si douce au voyageur, jusqu’à ce que la police vienne « cueillir » le délinquant et le rapatrie au logis maternel.
Ma Bohême transcrit sur le vif ces expériences de liberté. Faute d’un amour sensuel matérialisable, Rimbaud est le fils de la Nature, non plus d’une mythologique Cybèle, mais d’une sorte d’enveloppement et d’affection, d’un pli du temps tutélaire. Son pas matinal, les étoiles qui pleuvent sur sa tête forment une image d’Epinal vraie. Utilisant des légendes, celle du Petit Poucet par exemple, il façonne la sienne de son vivant, avec un instinct d’éternité. Le moindre de ses gestes prend une teneur; il est fait pour être inscrit sur des « feuilles d’or ». Nul doute alors qu’il n’ait ressenti ce sentiement d’aigrette aux tempes dont Breton créditera les effets du génie. L’ouverture du monde, l’espace révélé répondent-ils à une certaine dromomanie (dont on a voulu diagnostiquer ses fugues)? On peut le présumer, sans rien affirmer cependant. Il y aurait ainsi, dans sa démarche même, le refus du proche (où pourrit l’existence et s’afflige la jeunesse) et l’illusion d’un accomplissement promis par le lointain. Poésie de la marche, poésie en marche, motivée par un « en avant », l’écriture de Rimbaud se calque sur une poursuite. Ainsi apparaîtra la course de l’enfant derrière l’Aube d’été. Serait-il question en ce cas de trouver l’amour perdu ou, pis que perdu, jamais accordé? La poésie fournirait alors une manière de substitut à une recherche vive qui continuera au-delà des textes, dans les voyages en Europe, la traversée des mers. Et si l’on doit poser comme but impossible une mère enfin souriante, enfin à l’écoute, il ne faut pas oublier l’homme enfui, parti sur la route, le capitaine Rimbaud. Mais tout ceci demeure enfoui dans le secret et ne se livre à nous que par des images indéfiniment suggestives. Ce que l’on notera pour mémoire, ce sont ces premiers arrachements, comme pour extirper de soi le mal profond de la naissance, de la filiation, pour éradiquer. Pourtant la police veille et rattrape toujours le vagabond, l’ « homme aux semelles de vent », comme l’appellera plus tard Paul Verlaine. Mais ces moments sur la grand’route, dans une complète solitude, continueront de résonner en lui, comme la voix du vide. La parole poétique s’y entend plus nue, plus inévitable aussi. Et Rimbaud rencontre là ce qu’il nommera sa « fatalité de bonheur ». Le coeur plein. Le pas libre. L’air de face, vent salubre. Cette instigation, il y répondra. Elle ne le quittera plus, jusqu’au silence. Mais en même temps que se disait cette autre beauté, suggérée par le corps et reprise par les mots, le mal du monde insistait auprès; et l’essai de saccage, de dérision devait se faire, pour laver, comme la guerre avait détruit l’Empire, comme la révolution allait revitaliser Paris.
Rimbaud lors de ses fugues, celle de septembre (qui le mène jusqu’à Paris) et celle d’octobre, aboutit par deux fois – comme nous l’avons dit – chez les tantes d’Izambard, en la ville de Douai. Elles l’accueillent, s’occupent de lui avec tendresse. C’est une période bénie, inespérée. Un havre en plein désarroi. Et pendant quelques jours, à l’intention de Paul Demeny, un brave jeune homme que lui a fait connaître Izambard, mais un bien piètre poète, publié néanmoins à Paris! Rimbaud recopie sur un cahier, d’une écriture appliquée, visiblement destinée à l’imprimeur, les poèmes qu’il a composés ces derniers mois. Il établit ainsi le manuscrit de son premier livre, une trentaine de pages où déjà comptent des textes majeurs, même si on relève çà et là de nombreuses influences: Hugo, Baudelaire, Banville. Les images de la beauté, la saisie du bonheur côtoient l’expression de la hideur, la haine de l’hypocrisie, la caricature. De cet ensemble se détache un sonnet, Vénus Anadyomène. Rimbaud y fait oeuvre d’impertinence. Le blasphème l’emporte peut-être plus loin qu’il ne pense. Par la défiguration qu’il impose à la femme « belle hideusement d’un ulcère à l’anus », il détruit aussi une certaine vision de la littérature (comme bouleverseront la peinture les « baigneuses » de Cézanne et les « demoiselles » de Picasso). Le paradigme de la beauté, l’illustre Vénus, devient cette apparition paradoxale. Ainsi Une charogne de Baudelaire posait l’ « objet » répulsif auquel, malgré tout, doit se confronter l’ « âme ».
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Dans le recueil de Douai confié à Paul Demeny, Rimbaud faisait le point sur son passé de poète. Une nouvelle période allait s’ouvrir devant lui, commandée par les volontés de l’Histoire. La France, après Sedan, vit sous le signe de la défaite. Proclamée le 4 septembre 1870, la IIIe République met vite à nu les antagonismes sociaux. Après plusieurs mois où la résistance à l’ennemi s’organise en dépit du bon sens (ce sera la démission du général Trochu), les élections du 8 février 1871 assurent à l’Assemblée nationale le succès massif des conservateurs face aux républicains. Bien vite, le peuple incrimine les hommes du pouvoir incapables de libérer la France de l’occupation prussienne et de trouver une solution honorable à la crise. Les poèmes de Rimbaud sont autant de charges, de pièces accusatrices. Ils offrent un témoignage ironique sur la société qui l’entoure et montrent des grotesques: les assis de la Bibliothèque municipale, les douaniers, les séminaristes (qui partageaient les cours du collège). Au fur et à mesure que son corps forcit, grandissent sa rancoeur et sa révolte. Et, comme pour y répondre, l’insurrection gronde à Paris livré à soi-même, laissé aux mains de son peuple. Rimbaud sent se préparer la commune. Confiant dans un va-tout proche de l’inconnu, il vient sur place, en février 1871. C’est dans la grande ville que les choses se passent. Les choses? Les journaux, en l’occurrence, dans lesquels il aimerait écrire. Les républicains, les futurs émeutiers, publient de multiples feuilles, nées au jour le jour. Ils ont trouvé un ton drôle et sarcastique, ces Vallès du Cri du peuple, ces Vermersch du Père Duchâne; ils semblent parler une nouvelle langue, débarrassée des poncifs qu’utilisent les gouvernants pour rassurer la population, bien différente aussi du style policé des Parnassiens (qui entonnent de leur mieux quelques poèmes patriotiques). Rimbaud cherche dans tout ça comme avec un croc de chiffonnier. Le nouveau pourrait advenir. Par quelle voie? Aucun poète, à vrai dire, n’était parvenu à se mettre à l’unisson de la révolte sociale.
Rimbaud, quant à lui, peu après la naissance de la Commune de Paris (on ignore s’il y participa vraiment), éprouve vite le besoin de s’en faire l’écho. C’est assez signifier que sa recherche solitaire avait trouvé là une occurrence rêvée et que sa rébellion individuelle se reconnaissait dans un mouvement qui la dépassait de beaucoup. Il compose alors d’étranges lettres-manifestes, l’une adressée à Georges Izambard, son professeur, le 13 mai 1871, l’autre au jeune poète Paul Demeny, le 15 mai. La première est courte, illustrée par un seul poème. La seconde, qui développe certains arguments de la première, a l’ampleur, mais non la rigueur, d’un exposé théorique et trois poèmes l’accompagnent. Ces lettres ont fait date dans l’histoire de la poésie. Elles n’étaient pas connues cependant du vivant de Rimbaud. On leur accorde peut-être une importance excessive et je crois qu’il faut bien mesurer dans quel cadre elles furent d’abord publiées. Elles ne firent surface, en effet, qu’entre 1912 et 1928. Elles furent donc estimées par une nouvelle génération d’écrivains, et, plus particulièrement, par les surréalistes ou leurs sympathisants. Rolland de Renéville dans la revue Le Grand Jeu présente un long commentaire de la lettre dite « du Voyant ». Il essaie de percevoir moins l’opportunité qu’elle avait eu en son temps que sa valeur annonciatrice. Curieusement, presque tous les éditeurs ont présenté ces lettres dépouillées des poèmes qu’elles contenaient, disloquant ainsi l’ensemble articulé qu’elles formaient. Certaines formules retiennent par leur densité, leur autorité, et d’abord le terme de voyant (mais non celui de « voyance » utilisé par les seuls exégètes) qui, néanmoins, était apparu bien des fois avant Rimbaud, même sous la plume d’écrivains de sens rassis, comme Leconte de Lisle (dont Rimbaud admirait le kain). Plus intéressante, la phrase « Je est un autre » n’offre pas cependant tous les gages d’originalité qu’on était en mesure d’en attendre. Citée dans les deux épitres, elle compte assurément dans la poétique rimbaldienne et, si elle ne présente, en fait, qu’une nouvelle version de l’ « inspiration », elle expose aussi plus fermement l’intuition d’un sujet distinct du sujet cartésien (Descartes pour Rimbaud est un ergoteur). Ce n’est pas assurer que Rimbaud eut quelque idée de l’inconscient à venir (à découvrir en tant que tel), mais il était sensible aux « multiples » qui l’habitaient et dont il percevait de plus en plus la stéréophonie au fond de lui. La variabilité du texte de Rimbaud tient aussi à la mise au jour de cette pluralité. Chacun doit découvrir son « génie », le chiffre même de son esprit.
Si flottant que soit le projet de Rimbaud, il s’exprime cependant à travers certaines résolutions beaucoup plus personnelles cette fois: pratiquer le dérèglement des sens, cultiver la monstruosité. Le terme de dérèglement, qualifié dans l’une des deux lettres de « raisonné », implique une sorte de délire expérimental où les sensations verraient leurs rôles méthodiquement perturbés. Quant à la culture de la monstruosité, à laquelle songeait déjà Baudelaire par dandysme, elle serait plutôt le fait de celui qui écrit que du poème lui-même.